Du Nord au Sud, d’Est en Ouest, la fumée qui s’échappe des cheminées de Pologne laisse planer une douce odeur de feu de bois dans les ruelles des villages. C’est l’hiver et l’ambiance olfactive ne nous y trompe pas. Pourtant, au Sud du pays, cette odeur hivernale caractéristique se diffuse même pendant l’été dans les montagnes. Dans la région de Zakopane, la période estivale est dédiée à la fabrication de l’Oscypek, un fromage fumé issu du lait des brebis et des vaches conduites dans les pâturages d’altitude.
Photo. Les Tatras au mois de janvier
Au pied des montagnes Tatras, qui annoncent la frontière avec la Slovaquie, l’Oscypek est un héritage lointain. Il est fabriqué depuis des millénaires par le peuple habitant ces chaînes montagneuses : les Gòrale (prononcez Gouralé), peuple cousin des Hutsuls que l'on avait rencontré en Ukraine. Ces deux communautés séparées par 400 km de montagnes sont empreintes d’un ancêtre commun : les Valaques. Ils se sont implantés, il y a plusieurs siècles de cela, le long de la chaîne de montagnes des Carpates, depuis la République Tchèque à l’Est jusqu’à la Roumanie à l’Ouest. C’est donc naturellement que l’on retrouve des pratiques d’élevage similaires, à Zakopane, en Pologne et à Rakhiv, en Ukraine (comparez par vous même en lisant notre article « Là-haut, dans les Carpates Ukrainiennes »). Ces amusantes similitudes nous montrent comment les habitants des montagnes ont su maintenir leurs traditions pendant des milliers d’années, indépendamment de l’évolution des peuples et des pratiques autour d’eux.
Les Gòrale sont des bergers, montagnards et pieux. La culture des Gòrale est extrêmement riche : ils parlent leur propre dialecte, possèdent une architecture unique, des costumes de cérémonie, une musique et des pratiques culinaires intimement liées à leur agriculture. Cette forte identité, toujours très perceptible, résulte du fait que jusqu'au XIXème siècle, la région était très enclavée et les Gòrale vivaient en totale autonomie. Aujourd’hui les bergers contemporains rythment l’activité d’élevage des brebis et des vaches comme leurs aïeux. Deux évènements annuels majeurs cadencent leur labeur : à la Saint Georges (le 23 avril), on mène les troupeaux vers les pâturages d’altitude et à la Saint Michel (le 29 septembre), le troupeau redescend dans la vallée. Ces dates cruciales pour les bergers Gòrale, appelées « Redyk », rassemblent les troupeaux et les habitants autour de festivités bruyantes. On nous raconte qu’à la Saint Georges, pour la montée en estive, le Sanctuaire de Notre Dame Reine de Podhale de Ludzmierz accueille des milliers de brebis : "C'est un grand évènement qui rassemble beaucoup de monde dans la vallée, la place derrière le sanctuaire est alors remplie de moutons, il est très difficile de s'entendre avec toutes ces bêtes qui bêlent !". On y prie et bénit les bêtes avant de les guider en altitude pour l’été.
Photo. Sanctuaire de Notre Dame Reine de Podhale de Ludzmierz au mois de janvier
A la Saint Georges, le Redyk qui annonce la transhumance vers les montagnes est aussi le moment où les propriétaires des troupeaux passent le flambeau : les brebis sont confiées au « Baca » (prononcer Batsa), qui assure la confection du fromage dans la Bacowka : la cabane traditionnelle des bergers Gòrale en alpage. Comme pour les Hutsuls en Ukraine, pendant les mois passés en montagne, chacun a son rôle. Le Baca, qui est le berger principal, prend sous sa responsabilité le troupeau de plusieurs centaines de brebis et quelques vaches. Il est accompagné des Juhas (bergers), qui conduisent le troupeau dans les montagnes, assurent la traite et assistent le Baca dans la fabrication de l'Oscypek. La traite se fait à la main et le lait est ensuite transformé en fromage dans la Bacowka. Le lait frais collecté matin et soir est d’abord caillé par l’ajout de présure. Une partie du caillé est suspendu dans un grand linge pour égoutter et produire le « Budz » (fromage frais). Une autre partie est mélangé à l’eau chaude pour rendre le caillé élastique. Dès lors, s’ensuit une heure de manipulation du caillé, d’ajout d’eau chaude et de pressage pour que les bergers obtiennent une masse moelleuse qu’ils placent ensuite dans des moules en bois ornementés, cylindriques ou en forme de fuseau. C’est à ce moment que l’Oscypek, décoré de formes traditionnelles, exprime son identité. Son goût, lui, n’apparaît qu’après avoir été exposé, plusieurs heures durant, à l’épaisse fumée produite par le feu de bois de bouleau, dans la Bacowka. Cette habitation de 2 pièces, tout en bois, abrite en effet un foyer qui brûle en permanence et sur lequel veille le Baca. Sur ce foyer, on chauffe d’abord l’eau qui sert à la confection de l’Oscypek. On y chauffe ensuite le petit lait issu de la fabrication du fromage pour produire du lait aigre, consommé par les bergers pendant les quatre mois en altitude. Enfin, on y fume les Oscypek que l’on entrepose au-dessus du foyer. Un feu multifonctions, dont la tâche première reste de chauffer et d’alimenter les bergers qui vivent dans la Bacowka durant quatre longs mois d’été.
Photo. L'intérieur de la Bacowka est divisé en deux pièces : la chambre du berger et la pièce de vie, dans laquelle on confectionne le fromage. Sous le toit de bois noirci, les Oscypeks sont entreposés sur de petites étagères pour être fumés.
Wojtek est Baca dans la région de Podhale. Il nous a ouvert les portes de sa bergerie dans le village de Ratulow. Wojtek et son fils possèdent un troupeau de 200 moutons. Ils élèvent deux races de moutons originaires de la région : le mouton Tzakel et le mouton des montagnes Polonais. Le premier, uniquement blanc, donne plus de lait, le second dépense davantage d'énergie dans la production de laine mais n'en reste pas moins adapté à la production d'Oscypek. Entre deux bouffées de tabac brun, Wojtek développe : "Le mouton des montagnes Polonais est aussi plus craintif vis à vis de l'Homme. Il fait moins confiance car la laine qui pousse devant ses yeux l’empêche de voir correctement". Dans l’élevage de Wojtek, l'espérance de vie des moutons, quelle que soit la race, est de 15 ans sans problème, la belle vie en somme. Les attaques de loup sont très localisées dans la région. Wojtek n'y est pas confronté, ni à celles de l'ours d'ailleurs qui, lui, ne fait que passer. Peut-être que les chiens de berger de Podhale qui accompagnent son troupeau dans les montagnes y sont aussi pour quelque chose.
Photos de gauche à droite. 1. Brebis Tzakel. 2. Agneau Tzakel. 3. Moutons des montagnes Polonais. 4. Chien de berger de Podhale. 5. Chiot berger de Podhale élevé avec le troupeau dans la bergerie
Au mois de janvier, les brebis de Wojtek et de son fils sont à l’abri dans leurs bergeries respectives. Leurs têtes passent entre les barreaux en bois pour s’enfoncer dans le foin vert coupé l’été dernier dans les prairies alentours. C’est le début de la période d'agnelage et quelques nouveau-nés découvrent leur environnement sur de frêles aplombs. Les agneaux seront élevés jusqu’à quatre mois sous leurs mères, avant qu’elles n’entament leur longue escapade en altitude. Aujourd’hui, c’est l'un des seuls jours de tonte de l'année. La tonte a lieu 2 fois par an et nécessite la venue d'un tondeur professionnel avec son matériel. Une entreprise locale rachète la laine au prix de 20 Zlotys (4,3€) par kilo pour produire un isolant pour les habitations. Un petit prix, certes, mais au moins elle n'est pas brûlée ou tout simplement jetée comme souvent en Europe, faute de débouché.
Photo. Les brebis attendent leur tour à la tonte
Wojtek, en tant que Baca, est responsable de 600 brebis pendant l’été, qu’il emmène au pâturage autour de sa Bacowka, entre 700 et 1000 mètres d’altitude : ses brebis évidemment, celles de son fils, mais aussi un bon nombre de brebis appartenant à d’autres propriétaires dans la vallée. Le grand troupeau de brebis est accompagné d’un petit groupe de vaches rustiques, qui donnent aussi leur lait pour la confection de l’Oscypek. Pendant la saison estivale, il produit de l’Oscypek avec un petit nombre de bergers qu’il emploie pour veiller sur le troupeau. Il vend ses produits aux randonneurs qui passent par la Bacowka, mais aussi sur le marché de Zakopane et auprès de quelques restaurants.
Les débouchés sont suffisants pour Wojtek, qui écoule ses fromages bien plus vite qu’il n’en produit ! Oui, l’Oscypek est un fromage très prisé. Si prisé, que plus d’un tiers des producteurs d’Oscypek ne voient pas la nécessité de se déclarer sous l’AOP (Appellation d’Origine Protégée). Si prisé également que malgré l'AOP, l’Oscypek est sujet aux contrefaçons. Alors que l’authentique Oscypek est un fromage saisonnier d’altitude, produit à partir d’un mélange de lait de vache et de brebis, fumé dans la Bacowka de mai à septembre et sur une zone peu étendue (4 districts), son nom est abusivement employé pour vendre un fromage « tout public », produit toute l’année en vallée, exclusivement à partir de lait de vache. On nous prévient d’ailleurs : « Si l’on vous propose de l’Oscypek en restaurant à cette période de l’année, vous pouvez être assurés qu’il ne s’agit pas du vrai Oscypek. » Le vrai, lui, on l’achète directement dans la Bacowka et de toute manière, rares sont les vrais Oscypeks qui descendent dans la vallée, puisqu’on se les arrache avant dans la montagne.
Wojtek est généreux. De sa réserve personnelle, dans sa maison, il nous sort un véritable Oscypek produit dans la montagne. Il n’a pas besoin de compter sur ses doigts : celui-ci a quatre mois d’âge… et il est délicieux. Nous nous sommes sentis sacrément privilégiés de pouvoir y goûter en Janvier !
Photos. Oscypek. Sources : Fondation SlowFood ; Goral.pl
Le saviez-vous ?
- Le jeu des 7 différences : Gòrale (Pologne) / Hutsuls (Ukraine)
Différence n°1 : Chez les Gòrale, le responsable du troupeau en altitude s'appelle Baca (prononcé "Batsa"). Chez les Hutsuls, on l'appelle Vatah (prononcé "Vatar")
Différence n°2 : Chez les Gòrale, le Baca ne reçoit pas de rémunération pour s'occuper des moutons dans la montagne. Il vend lui-même le fromage. Chez les Hutsuls, les propriétaires des brebis paient le Vatar et récupèrent en contrepartie le fromage frais produit dans la montagne.
Différence n°3 : Chez les Gòrale, la transhumance des troupeaux est annoncée lors du Redyk. Chez les Hutsuls, la transhumance est annoncée lors du festival Mira.
Différence n°4 : Chez les Gòrale, la ferme d'altitude s'appelle Bacowka. Chez les Hutsuls, la ferme d'altitude s'appelle Polonyna.
Différence n°5 : Chez les Gòrale, le foyer dans la Bacowka se nomme "Watra". Chez les Hutsuls, le foyer dans la ferme d'altitude se nomme "Vatra".
Différence n°6 : Chez les Gòrale, le fromage fini (Oscypek) est produit en montagne, dans la Bacowka. Chez les Hustuls, le fromage fini (Bryndza) est produit dans la vallée, à partir du fromage frais produit dans la Polonyna.
Différence n°7 : Chez les Gòrale, on bout le petit lait pour produire le "żętyca". Chez les Hutsuls, on bout le petit lait pour produire le "vurda".
- Les Valaques, qui sont-ils ?
Les Valaques sont les habitants de la Valachie, qui est la région méridionale de Roumanie. Historiquement (avant que la Roumanie ne devienne un Etat), le terme "Valaque" désignait les habitants romanophones. La dissémination de la culture Valaque par le pastoralisme et le nomadisme dans les montagnes d'Europe centrale a conduit à d'autres définitions du terme "Valaque", selon les pays. Par raccourci, "Valaque" désigne donc également le berger (ou le montagnard) dans de nombreux pays voisins de la Roumanie (Bulgarie, Croatie, Serbie, Bosnie, Slovaquie...) !
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