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Le cochon de la révolution

Les traditions d’élevage sont un réservoir d’informations sur l’Histoire et l’identité des pays d’Europe. Dans la région Tchèque de Pilsen, le porc pie noir de Přeštice est l’un des dignes représentants de la génétique locale. Issu de croisements entre une race indigène de Bohême et les races importées de multiples régions d’Angleterre (Yorkshire, Suffolk, Cornwall, Sussex), le porc de Přeštice bénéficie des atouts de ses ancêtres : excellente résistance aux stress climatiques et aux pathogènes, adaptation aux ressources alimentaires locales, qualités maternelles indiscutables. Pourtant, son statut prit un mauvais tournant au sortir de la Première Guerre Mondiale. En 1924, on adopta une nouvelle loi sur l’élevage : seules les races pures de porcs blancs (majoritairement Large White) furent conservées pour assurer la production porcine du pays. Le porc de Přeštice a difficilement survécu à l’épreuve. Pendant les décennies qui ont suivi, on l’élevait en cachette dans quelques arrière-cours. Il devint alors le symbole d’une forme de résistance au mode d’élevage et au marché imposés.


Un long programme de reconstruction de la race fut entamé dans les années 50, si bien qu’aujourd’hui, le porc de Přeštice retrouve lentement sa place dans le paysage Tchèque. Mais le parcours de réintroduction fut (et demeure) semé d’embuches. Quel statut peut-on accorder au porc de Přeštice en République Tchèque, où l’élevage se décline quasi-exclusivement sous forme intensive ? Nous sommes partis à la rencontre de ceux qui ont poussé les murs pour reconstruire le nid du cochon noir et blanc en Tchéquie.



Sur un mur jaune du village de Mladotice, une heure à l’ouest de Prague, on a peint un porc noir et blanc à l’échine épaisse et aux yeux couverts de grandes oreilles légèrement tombantes. Au-dessus du cochon, on peut lire « Zemědělské družstvo Mladotice », signifiant « Ferme collective de Mladotice ». C’est ici que Bejda, l’un des éleveurs de la ferme, nous a chaleureusement accueilli. Il élève un troupeau de 75 truies pie noir de Přeštice. Sur l’exploitation, les productions sont diversifiées et l’héritage génétique Tchèque bien présent : en plus des porcs de Přeštice, on compte quelques moutons Valaška, quelques poules Zlata Kropenata Slepice, 180 vaches laitières et quelques allaitantes. L’exploitation s’étend sur 800 hectares de terres dédiées au pâturage, à la production de foin et d’enrubannage, ainsi qu’à la culture de céréales.


Photos de gauche à droite. 1. Bélier et brebis Valaška. 2. Brebis Valaška et poules Zlata Kropenata Slepice. 3. Lapin tacheté Tchèque


Sur la ferme, on reconnait l’architecture des bâtiments édifiés du temps des kolkhozes : des bâtiments de faible hauteur, construits dans la longueur. Les porcs y sont logés en plusieurs petits groupes. Ainsi, les 75 truies de l’élevage sont conduites en 20 bandes de 3 ou 4 truies. Avec cette conduite, les tâches d’élevage assurées par Bejda et les trois éleveurs qui l’accompagnent (mise-bas, sevrage, reproduction des truies) sont cadencées de manière hebdomadaire. Les truies donnent naissance en moyenne à 11 porcelets noirs et blancs par portée. Dans la maternité, les truies sont contenues pour protéger les porcelets d'un éventuel écrasement. Il y règne un calme absolu, qui souligne la sérénité des truies allaitantes. Elles savent sûrement que d'ici quelques semaines, elles auront le loisir de s'ébattre dans un logement collectif avec parcours extérieur. Lors d’un sevrage classique, les facteurs de stress sont multiples : séparation de la mère, changement d’environnement, mélange de portées, etc. Ici, on s’assure de limiter le stress au sevrage en espaçant les étapes habituellement réalisées le même jour : après avoir séparé la truie des porcelets, on conserve les porcelets dans leur environnement maternel pendant quelques jours. Ils seront ensuite déplacés dans une nouvelle case, sans mélanger les portées entre elles. Après quelques semaines d’adaptation, les porcs déménagent vers le bâtiment d’engraissement. Là-bas, de nouvelles cases plus spacieuses les hébergent. Une petite porte leur offre un accès à l’extérieur aux beaux jours (à la période hivernale, les portes sont fermées pour les protéger du froid). Les porcs de Přeštice reçoivent un aliment riche en fibres formulé tout spécialement pour eux. Un aliment diététique pour un cochon qui tend à stocker beaucoup de gras, contrairement à ses cousins à la croissance rapide !


Photos de gauche à droite. 1, 2, 3. Porcelets sous la mère. 4. Porcelets sevrés (admirez les jolies queues longues). 5. Porcs à l'engraissement.



« Le gras, c’est la vie ! »


Oui, mais point trop n’en faut… Pour les éleveurs de porcs, le stockage du gras constitue un enjeu majeur pour répondre aux attentes du consommateur qui réclame une viande maigre. Tandis que dans certains pays l’on consomme volontiers le gras de porc fumé (voir notre article en Roumanie « Le goût des bonnes choses »), la culture du gras en République Tchèque n’est ni d’actualité, ni une projection future. Pour assurer la réintégration du porc de Přeštice dans le paysage agricole du pays, les éleveurs ont intégré les attentes du consommateur dans les critères de sélection de la race. Ainsi, en une vingtaine d’années, la sélection des porcs de Přeštice a conduit à la réduction de l’épaisseur de lard des porcs. Aujourd’hui, il n’est plus question de réduire davantage.


Photo. Côtes de porc de Přeštice


« Le gras de la viande est bénéfique pour la transformation de la viande en charcuterie » nous explique František Kšána. František tient la boucherie Amaso à Jenec. C’est ici que la totalité des 1500 porcs produits annuellement par Bejda sont découpés et transformés en charcuterie fine, vendue au magasin Naše Maso et dans les restaurants du groupe Ambiente à Prague. La boucherie Amaso transforme au total 2000 porcs de Přeštice par an. Parmi les nombreux produits issus du porc de Přeštice, on retrouve le populaire jambon de Prague, celui-là même qui avait fait la renommée du porc noir et blanc il y a plusieurs décennies. František est un passionné pour la viande locale de qualité. Fils de boucher et avant-gardiste, il s’est lancé il y a environ dix ans dans la valorisation bouchère des viandes bovines et porcines issues des races de son pays : la vache Tchèque Fleckvieh et le porc de Přeštice. Un projet qu’il a pu mener en investissant en copropriété avec trois partenaires dans l’atelier de découpe et de transformation Amaso.


Photos de gauche à droite, de haut en bas. 1. Etiquette Amaso. 2. Tampon d'identification "porc de Přeštice" sur les carcasses. 3. Côte de porc Přeštice en cours d'affinage. 4. Pâté typique Tchèque


« Mon père disait toujours que les races locales étaient trop grasses. Les gens ont été habitués à consommer de la viande maigre mais le gras donne son goût à la viande ». František apporte un regard nouveau sur l’élevage en République Tchèque, où la quantité prime largement sur la qualité des produits. « On nous fait parfois le reproche que nos produits sont trop chers. Mon avis, c’est que les produits carnés que je vends ont une grande valeur, humaine et animale. Les consommateurs doivent prendre conscience que manger de la viande, c’est un luxe. Je suis convaincu que l’on devrait consommer moins de viande, mais manger de la viande de qualité. Je me souviens que mes parents avaient l’habitude de ne pas manger de la viande tous les jours. Parfois, on n’en consommait même qu’une fois par semaine ! ».


La consommation de viande dans un pays reflète sa richesse. Pour bon nombre de pays développés, nous succédons aujourd’hui à des générations de femmes et d’hommes qui ont été contraints de se passer de viande (pauvreté, famines, guerres, crises). Un constat qui force à l’admiration du chemin parcouru par nos anciens pour faire de la viande un bien accessible, mais aussi à la réflexion sur le sens de la consommation carnée dans nos sociétés modernes. L’accessibilité des produits carnés (au détriment du bien-être de l’éleveur et de l’animal) est-elle toujours un objectif ? Le consommateur moderne est-il prêt à mener la révolution dans son assiette, en mangeant moins de viande et plus de qualité ?


Le saviez-vous ?

- Ressuscitons le cochon

En 1952, une association d’éleveurs a lancé un programme pour « ressusciter » le porc de Přeštice. Par manque d’individus encore présents et à cause de leur consanguinité, le porc de Přeštice fut recréé en apportant du sang neuf de races importées d’Angleterre (Berkshire, Landrace, Welsh) et d’Allemagne (Saddleback). Il faudra douze ans pour que la reconstruction aboutisse à la reconnaissance de la race en tant que telle. Le programme de sélection et de sauvegarde s’est poursuivi d’abord par l’introduction régulière de reproducteurs extérieurs à la race, pour aboutir à une population fermée de porcs de Přeštice en 1996. Aujourd’hui, on dénombre 460 truies de race pie noir de Přeštice dans tout le pays (l’équivalent de deux élevages de porcs bretons !).

La génétique est le pilier central du travail de Bejda. Le troupeau possède un rôle majeur dans la conservation et la pérennisation de la race. Les truies de la ferme sont issues de dix lignées génétiques distinctes et les croisements sont rigoureusement contrôlés pour limiter la consanguinité. Douze verrats élevés sur la ferme sont chargés de transmettre leur génétique par monte naturelle. Le recours à l’insémination artificielle est rare, car il n’existe pas de semence de porc de Přeštice disponible dans les centres d’insémination. Quelques inséminations artificielles sont réalisées à partir des semences conservées par un centre de recherche en ressources génétiques, pour bénéficier de la génétique ancienne.


- Ferme collective : comment ça marche ?

A la fin du communisme, les pays collectivisés du bloc de l’Est (Pologne, Hongrie, Roumanie, etc.) ont adopté des stratégies différentes pour redistribuer les terres qui avaient été spoliées par l’Etat. Alors qu’ils choisissaient tous, de différentes manières, de découper et réattribuer les terres à leurs habitants, la République Tchèque a adopté une stratégie unique, à contre-courant des recommandations de l’UE. Les fermes d’Etat furent redonnées aux habitants Tchèques sous la forme de fermes collectives. La propriété se traduisit donc sous la forme de « parts » dans l’entreprise. Cette stratégie a permis à la République Tchèque d’être le seul pays parmi les pays décollectivisés (avec la Hongrie) à conserver son niveau de production agricole à l’issue de la décollectivisation (après une chute des productions agricoles et industrielles de -72% pendant deux ans).

La ferme collective de Mladotice est une bonne illustration de la stratégie mise en place par la République Tchèque. Actuellement, la ferme est détenue par 38 copropriétaires qui possèdent chacun une part des 800 hectares de terres. La ferme en tant qu’entité rémunère ses 38 copropriétaires sous forme de fermages (location des terres) et de bénéfices en nature (repas gratuits, céréales…). Le chiffre d’affaires de la ferme qui n’est pas dédié au coût de fonctionnement de l’exploitation et à la rémunération des copropriétaires est utilisé pour l’investissement. Tous les 5 ans, les 38 copropriétaires élisent un bureau de 5 représentants qui animent les réunions annuelles et actent les décisions stratégiques pour l’exploitation.

La ferme collective de Mladotice est une petite structure aujourd’hui minoritaire dans le paysage agricole Tchèque. La majorité des exploitations de République Tchèque sont des entreprises géantes qui appartiennent à un très grand nombre d’investisseurs.


Photo. Bejda et un des douze verrats de l'exploitation




Remerciements


Un immense merci à Anna Grosmanova (Foodpioneer) pour nous avoir mis sur la route de Beja et František. Anna est membre du mouvement Slow Food en République Tchèque et reporter. Elle est une passionnée d'alimentation et incite à la découverte des trésors culinaires de République Tchèque en partageant ses expériences sur son blog : https://www.foodpioneer.cz

Merci à toi pour avoir partagé cette journée avec nous et pour nous avoir fait découvrir la cuisine Tchèque autour d'un délicieux repas à Prague ! Nos mains se souviendront de la préparation des pěkná buchta !

Tous nos remerciements vont aussi vers Bejda et František pour leur accueil et leur générosité !

Vous voyagez à Prague ? Arrêtez vous chez Naše Maso pour déguster l'excellente viande des races locales Tchèques. https://www.nasemaso.cz/en


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