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Photo du rédacteurMauricette Dupont

Trente ans pour tout reconstruire

Les montagnes d’Europe murmurent l’histoire des peuples nomades qui y ont habité. Les massifs montagneux de Bulgarie ne font pas exception. Il y a plus de 5000 ans, les Karakachans occupaient les montagnes en été et conduisaient leurs troupeaux de moutons jusqu’en Albanie à l’hiver, à la recherche d’un climat plus doux. Le mode de vie nomade du peuple Karakachan fut longtemps prospère, grâce au marché de la viande et de la laine auquel ils contribuaient. En permanente transhumance, ce peuple s'est peu mélangé à ses voisins et cette endogamie s'est également appliquée aux animaux qui les accompagnaient : les moutons, les chiens et les chevaux. Ces trois espèces sont ainsi restées proches des races primitives élevées dans la région il y a plusieurs millénaires. Les moutons apportaient nourriture et vêtements, les chiens protégeaient des prédateurs et les chevaux permettaient de se déplacer aisément pour suivre le troupeau. Une vie en harmonie dans laquelle chacun trouvait sa place. Pour autant, le nomadisme fait rarement bon ménage avec les frontières. L’arrivée du communisme au milieu du XXème siècle mis fin aux milliers d’années de transhumance des Karakachans : les communistes voyaient d'un mauvais œil ces nomades qui franchissaient aisément les frontières et les ont donc forcés à se sédentariser. La manière la plus simple d'y parvenir fut de tuer leurs chevaux... C’est donc contrainte sans ménagement que la communauté Karakachan se fixa avec son troupeau sur le territoire Bulgare.


Photo. Village de Vlahi, au pied du massif du Pirin


Au sud-ouest de la Bulgarie, non loin des frontières avec la Macédoine et la Grèce, se niche le petit village de Vlahi : 3 habitants permanents ! Aux beaux jours, on profite d'une vue à couper le souffle sur les sommets du Parc National du Pirin (classé à l'UNESCO) à quelques kilomètres. C'est dans cette zone reculée que nous avons fait la rencontre d'Atila et de son frère Sider, tous deux éleveurs. Atila et Sider ne sont pas Karakachans. Pour tout vous dire, initialement, les deux frères sont peintres, comme leur père. Pourtant, il y a vingt ans, ils se sont lancés dans un projet un peu fou : élever et protéger les moutons, chiens et chevaux Karakachans de leur extinction programmée. En effet, la nationalisation de l’élevage en Bulgarie à l’arrivée du communisme eut des conséquences désastreuses sur les populations de moutons Karakachans. Alors que l’on comptait 500 000 moutons Karakachans au début du XXème siècle, la population chuta à moins de 200 000 individus en cinquante ans, remplacée rapidement par des races étrangères. En 2016, on dénombrait moins de 2 000 moutons Karakachans, dont une majorité étaient issus de croisements.


Photo. Les moutons Karakachans d'Atila et Sider descendant au pâturage


Pour Atila et Sider, l’objectif était de reconstituer le triptyque mouton/chien/cheval et la tâche ne fut pas si simple. Les 2 frères ont monté une expédition pour constituer leur troupeau de toutes pièces, sillonnant les montagnes de Rila, de Rodhopes et de Pirin à la recherche du petit mouton Karakachan. La chance les porta sur un premier troupeau de 40 brebis en 1992, appartenant à un vieil homme Karakachan. Malheureusement, les éleveurs déplorèrent l’absence de mâle dans le groupe d’animaux. Après l’acquisition des brebis, Atila et Sider cherchèrent durant deux longues années avant de trouver les béliers Karakachans qui sauvèrent leur projet ! Aujourd'hui, leur pari est réussi : l'élevage comprend 650 moutons de race Karakachan, dont 30 à 40 béliers. Le nombre de mâles reproducteurs n’est pas limité dans le troupeau : "On maintient une concurrence entre les béliers par le nombre. On laisse les plus forts faire leur place, comme à l’état sauvage. Cette sélection naturelle participe à la résistance du troupeau." nous explique Atila.


Photo. Moutons Karakachans au pâturage


Nous sommes fin décembre, c’est le début des agnelages. Ils se poursuivront jusqu’en février. Jusqu’à la fin du mois d’avril, les agneaux ont l’exclusivité de leur mère. Une fois bien en chair, ils sont vendus pour leur viande, pour les célébrations de Pâques. Dès lors que les agneaux sont partis, le lait des brebis est collecté deux fois par jour pour la fabrication de fromage. La traite des brebis prend fin à la mi-juillet : le troupeau rejoindra ensuite les alpages et ne redescendra au village qu’à la fin du mois de septembre.


Photo. Agneaux nouveau-nés à l'abri dans la bergerie

A l’hiver, tant que la neige ne recouvre pas l’herbe, le troupeau sort pâturer, guidé par les quelques bergers qu’emploient les deux frères. La protection du troupeau est assurée par les nombreux chiens de berger Karakachans qui vivent en permanence dans le troupeau. Les chiens Karakachans possèdent une large tête, un corps massif et une fourrure épaisse qui rend leur apparence d’autant plus imposante. Leur tempérament courageux les accompagne dans les combats contre les loups et les ours qui s’attaquent au troupeau. Ici, on les surnomme les « lions des montagnes ». On ne va pas vous mentir, devant ces magnifiques chiens de troupeau, on n’en menait pas large ! « Compte tenu du voisinage présent dans le village à l’été, on tâche de sélectionner nos chiens sur leur docilité vis-à-vis de l’Homme » nous rassure Atila.


Photo. Les chiens de berger Karakachans protègent le troupeau


Brisant le calme du village, derrière un mur en pierre, des cloches résonnent. Atila nous ouvre la porte d'une ferme à l'architecture typique de la région (toit à faible pente, murs en pierre et en bois). Il nous guide jusqu'à un enclos hébergeant des chèvres un peu spéciales : ce sont des chèvres de race Kalofer à poil long. L’exception qui confirme la règle, les chèvres Kalofer ne sont pas issues du peuple Karakachan. Elles n’en sont pas moins une race locale typiquement Bulgare et un symbole national ! Pour le lait ? Non. Pour leur viande ? Non plus! Les chèvres Kalofer sont populaires en Bulgarie pour leur toison, qui sert à la confection des costumes de cérémonie des Kukeri : des hommes masqués, aux costumes imposants, tantôt décorés de cloches, de plumes, de poils, de masques multicolores… En Janvier, les Kukeri fêtent la Terre au cours de défilés mêlant danses et sons de cloches, appelant à l’abondance des récoltes et chassant les mauvais esprits. Le rituel annonce le printemps et a conservé à travers les âges sa popularité auprès des familles paysannes de Bulgarie (on peut noter la forte ressemblance avec le défilé du Joaldun, célébré à la fin du mois de janvier en Pays Basque).



Photos. Chèvres Kalofer à poils longs


La toison des chèvres Kalofer est réputée pour les carnavals des Kukeri et le prix des costumes en peau de chèvre Kalofer peut atteindre jusqu'à 25 000 Lev (12 500€) ! Un costume nécessite environ 6 à 7 peaux de chèvres Kalofer à poil long. Aujourd’hui, compte tenu de la valeur de leur toison, les rares éleveurs de chèvres Kalofer les « bichonnent » : elles reçoivent une alimentation riche en énergie et leurs longs poils sont peignés, si bien qu’ils peuvent atteindre un mètre de long ! Pour Atila et Sider, l’objectif n’est pas l’incroyable fourrure de la chèvre Kalofer mais la conservation de la race, pour laquelle il ne reste que 320 individus en Bulgarie. Les deux frères en possèdent 130 et utilisent le lait riche des chèvres de juin à septembre pour la fabrication de fromage. Malgré le fort potentiel de croissance des poils de la Kalofer, les chèvres d’Atila et Sider conservent un poil relativement court : les heures de marche dans les montagnes broussailleuses de Vlahi maintiennent la fourrure à bonne taille !


Photos. Kukeri en costume. Photos prises par le photographe Evo Danchev. https://www.facebook.com/evodanchev


L’implication des deux artistes dans le maintien des populations de races anciennes de Bulgarie est une belle histoire. Outre le rôle majeur qu’ils ont joué dans le rétablissement de populations au bord de l’extinction, leur installation au creux des montagnes qui entourent le village de Vlahi redonne un nouveau souffle à un village, lui aussi, presque éteint. Peuplé de presque 2 000 habitants il y a un siècle, la désertification des régions montagneuses et rurales en Bulgarie a transformé Vlahi en village fantôme. Si aujourd’hui les terres auparavant abandonnées reprennent vie, c’est grâce à quelques courageux comme Atila et Sider, qui ont relancé une petite activité humaine pour y faire vivre une communauté. « Avant, chaque petit village bénéficiait d’une ferme pourvoyeuse d’emploi et qui produisait l’alimentation pour le village. Ce mode de fonctionnement permettait de maintenir les populations en zone rurale. Maintenant, les villages reculés sont vidés de leurs habitants et le paysage n’est plus valorisé », raconte Atila.


Photo. Atila et Bastien sur les hauteurs du village


Après avoir revitalisé le village de Vlahi, reconstitué les troupeaux de races historiques de la région, les deux hommes ne se sont pas arrêtés là. Dans le cadre d’un projet scientifique, une réserve est construite à proximité de la ferme. Elle accueille des loups et des ours auparavant détenus en captivité dans les jardins zoologiques ou dans des réserves de chasse. Nous avons fait la connaissance de Vuchka, la louve qui séjourne actuellement à Vlahi dans le grand parc qui lui est dédié. Non loin des enclos, le Centre d’éducation aux grands carnivores a été créé pour sensibiliser la population à cette famille d’animaux (loups, ours, lynx, …) qui habitent les territoires de Bulgarie et d’ailleurs. Comme quoi, on peut être berger, protéger son troupeau et protéger ses prédateurs ! Une leçon de vie, qui nous rappelle comment l’activité humaine et l’élevage se sont intégrés, année après année, dans un écosystème partagé entre des ressources alimentaires vitales et des forces naturelles hostiles. Un écosystème qu’Atila et Sider ont reconstitué, en vingt ans, au creux des montagnes du village de Vlahi.


Photo. Vuchka, la louve, fait une timide apparition à travers la végétation du parc


Le saviez-vous ?

- Chevaux Karakachans

Lors de notre visite, les chevaux Karakachans d’Atila et Sider n'étaient pas présents dans le village, bien plus occupés à pâturer l'herbe rase des montagnes avoisinantes. Au début des années 90 la race était en danger critique d'extinction. En effet, il ne restait plus que 30 chevaux Karakachans. Aujourd'hui grâce à un programme d'aides Européen les effectifs sont remontés à plus de 5 000 animaux dans le pays. Petit cheval trapu à bonne musculature (autour d'1,30 mètre au garrot), très rustique il est bien adapté à la vie rude des montagnes des Balkans.


- Les kukeris ne vous ont pas effrayé ? Vous en voulez encore ?

Alors on vous partage encore quelques jolies photos des Kukeri en costume :


- Centre des Grands Carnivores

C’est Elena, la femme de Sider, qui gère le Centre d’éducation aux Grands Carnivores. Ce grand bâtiment surplombant la vallée héberge un musée dans lequel on découvre une mine d’information sur la faune carnivore. Le Centre sensibilise notamment la population au loup. Un moyen de démystifier l'animal dans un pays où il est énormément craint et où on le chasse encore par endroits.


- Les subventions agricoles modifient le paysage

Depuis quelques années de nombreux éleveurs dans la région délaissent l'élevage de moutons ou de chèvres et se tournent vers l'élevage de bovins allaitants, pour lequel le montant des aides Européennes est plus élevé. Malheureusement, contrairement aux ovins et aux caprins, le pâturage des bovins sur les sols montagneux fragiles de Bulgarie favorise l’érosion via le piétinement et la modification des espèces végétales en place. Une problématique qui avait été également soulevée par les bergers que nous avions rencontrés en Grèce.


- Où trouver de la main d'œuvre ?

Une grosse difficulté pour Atila et son frère réside dans le fait de trouver des bergers qualifiés. L'élevage nécessite en effet plusieurs bras notamment pour garder le troupeau et plus personne ne souhaite être berger en Bulgarie. Tout le monde veut travailler devant un écran d'ordinateur désormais. Le métier de berger est rude et ça n'intéresse pas les nouvelles générations. Toutefois les 2 frères parviennent tant bien que mal a embaucher du monde, notamment des Roms.


- Là où reposent les âmes

Vous souhaitez en voir plus sur les Karakachans? Voici un album photos de ce peuple réalisé au début des années 2000 par Simon Varsano :


- Merci !

Nous tenons à remercier Dessislava Dimitrova de l'organisation Slowfood Bulgarie pour nous avoir apporté de nombreuses informations sur l'élevage traditionnel en Bulgarie et pour nous avoir aidé à entrer en contact avec Atila et Sider.



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