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Le juste équilibre

Au Sud de Vlora en Albanie, des massifs montagneux séparent la route qui longe la côte et la région de Tepelen, dans les terres. Bien que quelques kilomètres seulement séparent Tepelen de la mer, il n’existe pas encore d’infrastructure pour relier ces deux zones. Par conséquent, Tepelen est bien éloignée du tourisme qui agite le bord de mer Albanais. De là, une route sinueuse, partiellement goudronnée et majoritairement empruntée par les chèvres, serpente sur le contour d’un canyon et s’enfonce dans les montagnes, jusqu’au village de Nivica.



Situé à trente kilomètres de Tepelen, le village de Nivica héberge une activité pastorale, dont les pratiques ancestrales n’ont pas évolué depuis 4 000 ans. Quelques dizaines de familles élèvent ici, perchées à 900 mètres d’altitude, des chèvres de Dukat (race autochtone) et des moutons, pour la fabrication de fromage. Les journées des éleveurs sont rythmées par la traite des animaux, réalisée deux à trois fois par jour. A l’aurore, après une nuit dans la bergerie, les brebis et les chèvres sont traites manuellement. Quelques troupeaux de plus de cent têtes partent alors arpenter les espaces vallonnés recouverts d’herbe et de broussailles autour du village.




Chaque famille d’éleveurs garde l’œil sur ses ouailles tout au long de la journée. Vers 14 heures, les colonies de petits ruminants reprennent la route de la bergerie, pressées par les hommes et les chiens pour une seconde traite. Délestées de quelques centilitres de lait, les bêleuses naviguent une nouvelle fois autour du village, pour un second gueuleton de quelques heures. C’est à la tombée de la nuit que le cycle s’achève : de retour à la bergerie pour la troisième traite et pour un repos bien mérité, à l’abri des crocs du loup qui rode dans les montagnes.




Seferi vit avec sa femme et ses quatre enfants d’une vingtaine d’années sur Nivica. Seferi a soixante ans et n’a manifestement plus toutes ses dents (probablement parce qu’il fume trop de ces cigarettes de tabac qu’il roule à longueur de journée). Il élève 300 brebis et une dizaine de chèvres. Chaque membre de la famille participe à l’élevage des animaux.

Seferi et Bastien en plein échange

dans le champs des chèvres


Lelo, lui, élève 180 brebis et une vingtaine de chèvres avec ses deux fils. A 65 ans, sa peau est tannée. Sur ses joues brunes et sa nuque, des sillons, comparables au paysage érodé qui l’entoure, révèlent les nombreuses années qu’il a passé à garder son troupeau sous le soleil de Nivica.


Seferi et Lelo élèvent leurs brebis pour le lait, qu’ils collectent de mars à août, après avoir sevré les agneaux. Les chèvres, quant à elles, allaitent leurs chevreaux, qui seront vendus pour la viande à trois ou quatre mois. Tous deux vendent leur lait de brebis à la petite fromagerie du village. Quelques ânes transportent encore les bidons de lait frais jusqu’à la fabrique.




Sur les hauteurs de Nivica, une grande maison en pierres arborant de grandes arches en façade est en cours de construction. Cette grande maison, qui contraste avec les installations rudimentaires des familles d’éleveurs, appartient à Auron Tare. Auron est un grand homme imposant qui parle un anglais parfait. Originaire de Nivica, il vit désormais la moitié de l’année aux Etats-Unis, où il a fondé sa famille. Auron est membre du conseil scientifique et technique de l’UNESCO et directeur de la National Coastline Agency en Albanie. Il dédie son temps et son énergie à façonner un futur pour son village d’origine, en élaborant la connexion entre cette région isolée et le reste du monde. Son objectif : rendre le village de Nivica attractif. Après avoir d’abord mené la construction d’un sentier carrossable pour accéder à Nivica depuis Tepelen, il conduit aujourd’hui un projet d’infrastructure routière pour relier Nivica à la côte Albanaise, afin d’amener le tourisme côtier jusqu’au village. C’est toute une économie qui est aujourd’hui en cours de construction. Le calme des montagnes est régulièrement dissipé par le ronronnement des camions de travaux qui traversent, dans un nuage de poussière, le village de Nivica. Développer les infrastructures routières et le tourisme dans la région peut contribuer à redynamiser l’activité agricole, aujourd’hui peu attrayante pour les nouvelles générations, qui n’envisagent pas un futur d’éleveur. Lelo, par exemple, sait que ses fils ne reprendront pas l’élevage. Il envisage déjà de vendre ses brebis et ses chèvres lorsqu’il arrêtera son activité. L’espoir d’un avenir meilleur pour les familles d’éleveurs de Nivica pointe donc le bout de son nez. Comme partout dans les Balkans, le bénéfice d’une activité touristique est grand mais le risque de perdre l’authenticité des élevages de brebis et de chèvres l’est aussi. C’est donc un juste milieu à trouver, pour apporter du dynamisme à la région sans la défigurer.




Le mouton et la chèvre sont deux espèces que l'on retrouve en grande majorité dans le paysage Albanais. Leur capacité à s'aventurer sur les sols escarpés du pays, tantôt lunaires, tantôt recouverts d'une végétation dense et variée, rend leur utilisation idéale pour valoriser les ressources naturelles. Mais l’Albanie est un pays où l’une des craintes majeures pour l’activité agricole est l’érosion et l’appauvrissement des sols. La situation géographique du pays et la composition de ses sols contribuent à ce phénomène (vents marins, pluies intenses, sols à structure fine). Le cas de Nivica, malheureusement, illustre la surexploitation des ressources naturelles par l’élevage. Ici, de grands troupeaux de plusieurs centaines de bêtes parcourent des espaces restreints, car les contraintes liées à la traite ne permettent pas d’étendre la zone de pâturage. Les terres de Nivica subissent donc le surpâturage, qui est l’une des principales causes de l’érosion accélérée des sols dans les montagnes du Sud du pays. Nous ne connaissons pas bien les raisons qui poussent les éleveurs de Nivica à posséder de si grands troupeaux, ni pourquoi la majorité d’entre eux pratiquent trois traites par jour (chez nous, la traite est généralement réalisée deux fois par jour). Est-ce historique ? Est-ce une contrainte liée à l’approvisionnement en lait pour la fromagerie ? Est-ce un besoin économique ? Ou un peu de ces trois raisons ? Le maintien des sols en Albanie est un enjeu aussi important que la valorisation de l’activité pastorale en zone montagneuse et la pérennité de l’élevage dépendra de l’importance que le pays accordera à la protection de ces espaces. Là aussi, le village de Nivica devra trouver un juste équilibre entre la conservation de l’élevage traditionnel et l’exploitation des ressources de la région.




Le saviez-vous ?


- L’équarisseur de Nivica


La région de Nivica est peuplée de vautours Egyptiens, qui s’alimentent du bétail mort. Les éleveurs du village ont installé des zones de nourrissage au sommet des montagnes, où ils apportent, telle une offrande, les carcasses de leurs moutons et de leurs chèvres.


- Langue des signes


Pendant cet épisode de notre voyage, nos deux alliés ont été Google translate et notre accent Albanais approximatif ! Il nous était impossible de compter sur l’Anglais, le Français, l’Italien, l’Allemand, car ces langues ne sont pas parlées dans cette contrée reculée. Impossible également de compter sur l’Albanais écrit, puisque la plupart des habitants de Nivica ne savent ni lire, ni écrire. Quelques mots d’Albanais, quelques signes des mains, des bras, des pieds, et nous sommes finalement repartis avec une bonne appréhension des vies de Lelo et Seferi. Bien sûr, nos questions les plus techniques ont trouvé réponse lors de nos échanges en anglais avec Auron.

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