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Le berger et les vieilles vagues

Dernière mise à jour : 9 oct. 2021

Le dernier vendredi de septembre, nous avons pris la route pour Fjørtofta, une île au large de Ålesund. Sur le ferry, on tangue un peu. Une tempête est annoncée dans la soirée. Les vagues bercent de gauche à droite le ferry qui nous amène au port de Fjørtoft, notre lieu de résidence pour les prochains jours. Le vent et la pluie balaieront l’île de Fjørtofta jusqu’au lendemain matin, alors qu’un évènement de grande ampleur se prépare : le sanking des « moutons sauvages » sur l’île de Uksnøya, à quelques kilomètres de là.


Photo. Île de Uksnøya


Uksnøya s’étend sur dix hectares et bien qu’elle eût accueilli pendant longtemps des familles de pêcheurs-fermiers qui élevaient et cultivaient sur l’île, aujourd’hui seuls les moutons l’occupent à temps plein. Daniel élève sur l’île 110 brebis de race Villsau (littéralement « mouton sauvage ») en famille avec ses parents Kjartan et Jane, son frère Terje Andre et sa sœur Åshild. Il avait dix ans lorsque son père a transporté les premières brebis sur l’île. C’était le début d’une grande aventure, portée par une ambition : contrôler la végétation de l’île et recréer une terre hospitalière pour les oies sauvages, qui avaient élu domicile sur Fjørtofta par manque de ressources disponibles sur les îles abandonnées. En hiver, les vents, la pluie, puis la neige arrosent Uksnøya. Au printemps, la neige fond et laisse la place aux landes de bruyère et à l’herbe, qui recouvrent le sol tourbeux de l’île. Les vents et les marées laissent s’échouer des algues en quantité sur la côte, parfois propulsées à plusieurs dizaines de mètres dans les terres. Les moutons valorisent l’ensemble des ressources disponibles de Uksnøya, y-compris les algues qu’ils trient à coups de cornes. Oui, c’est bien vrai ! Un mouton marin, alors ?


Photo. Algues échouées sur l'île, après la tempête de vendredi


Il est certain qu’on n’a pas à faire à n’importe quel mouton. Le Villsau est l’une des races les plus anciennes d’Europe du Nord (l’ancêtre de notre mouton d’Ouessant !). C’est un tout petit mouton robuste, adapté au biotope et au climat des côtes du Nord de la Norvège. Au-delà de sa petite taille, on reconnaît le mâle à ses larges cornes enroulées de part et d’autre de sa tête. Les cornes sont composées de cernes, espacées en été et resserrées en hiver, qui permettent de connaître à vue d’œil l’âge de l’animal (un peu comme les cernes des arbres). La race présente une grande palette de couleurs, qui en dit long sur la variété génétique dans la population : une diversité qui fait l’identité du Villsau et que les éleveurs souhaitent maintenir. Daniel considère la diversité comme un objectif en soi, tant pour le troupeau que pour la végétation de l’île : « La diversité contribue à la résistance. Les moutons ont le choix parmi les nombreuses ressources végétales de l'île et adaptent leur régime au climat, ou à leur état. En hiver, quand l'île est couverte de neige, les moutons vont se nourrir quasi-exclusivement d'algues. La diversité des ressources végétales sur l’île permet aussi aux animaux de se soigner par eux-mêmes, si bien qu’on n’a pas besoin d’intervenir. ». Tiens, on a déjà entendu ça quelque part ! (lire notre article de Croatie « No goats, no glory »)


Photos de gauche à droite. 1. Daniel et une brebis Villsau du troupeau. 2. et 3. Brebis et leurs agneaux. 4. Béliers au pâturage.


Dans la population de brebis de l’île, on intègre quatre béliers en novembre, dont certains arborent la parure complète pour faire tomber les belles : deux cornes bien larges et une toison de poils longs qui tombe sur le poitrail. Ils contribueront à la naissance des agneaux au printemps, avant de rejoindre de nouveau les vertes pâtures de Fjørtofta. Les brebis donnent naissance à un ou deux agneaux, si bien qu’à l’issue des agnelages, le nombre d’individus sur l’île passe de 110 à 260 ! Mères et agneaux vivront en totale autonomie loin de toute activité humaine, tels des Robinsons, jusqu’à l’automne. L'homme ne s'immisce dans la vie de la population ovine qu'à deux occasions: à l'été et à l'automne. Au sanking d'été, on rassemble les animaux pour compter, identifier et peser les agneaux. A cette occasion, on vermifuge si besoin et on retire la laine des brebis et des agneaux, si elle n'est pas tombée d'elle-même : car chez les moutons Villsau, la laine tombe naturellement à l'été. Au sanking d'automne, on rassemble de nouveau le troupeau, pour trier les brebis et les agneaux. Les brebis sont comptées et pesées avant de repartir pour une nouvelle année sur l’île. Les agneaux, quant à eux, s’apprêtent à quitter Uksnøya. L’occasion pour eux de découvrir la croisière en bateau… Et nous étions là pour cet évènement !



Daniel et sa famille surveillent la météo depuis de nombreux jours. La fenêtre d’action est courte, car à cette période de l’année, les jours de vent et de tempête sont plus nombreux que les jours de beau temps. Il faut choisir le moment propice pour traverser les 5 km d’eaux marines en bateau. Alors c’est décidé, dimanche, le temps s’annonce clément. Une trentaine de personnes ralliant famille et amis a répondu à l’appel. Tous quitteront le continent en direction de l’île pour ce rassemblement hors-normes.


Le samedi, on prépare le matériel et les installations pour rassembler, trier et déplacer les moutons. Sur Uksnøya, un couloir est créé pour guider les moutons vers le parc. De grands filets de pêche sont tendus sur des poteaux en bois pour créer des barrières éphémères. A Fjørtofta, on prépare les bateaux. En particulier, celui qui conduira les agneaux d’une île à l’autre. Une corde artisanale, munie d’anneaux, est tendue de part et d’autre du zodiac. C’est ici que seront attachés un à un chacun des agneaux, pour sécuriser leur traversée. Avec un sourire, Daniel admet qu’un second bateau de secours a été préparé pour les agneaux : « Il vaut mieux trop que pas assez. Cette journée est importante et la météo ne nous donne pas le droit à l’erreur. On préfère prendre le temps de bien faire les choses plutôt que d’aller vite et de risquer de rater l’opération. ». De notre côté, cette journée est aussi l’occasion de découvrir notre mission du lendemain. Muni de la carte de l’île, Daniel nous décrit la stratégie pour rassembler tous les moutons, sans risquer d’en oublier. Plusieurs groupes marcheront depuis des extrémités différentes de l’île vers la bergerie, pour pousser le troupeau jusqu’au parc. Nous serons donc dans l’équipe qui remontera de l’extrémité la plus éloignée de l’île !


Photos de gauche à droite. 1. Installation des filets et du poste de pesée pour le rassemblement des moutons. 2. Préparation du bateau pour le transport des agneaux. 3. Corde qui servira à l'attache des agneaux pendant la traversée.


Après une bonne nuit de repos, le dimanche tant attendu est arrivé. Comme prévu, la tempête a laissé place au soleil, au ciel bleu et à une mer lisse. Le temps idéal pour le sanking. On part tôt sur le bateau qui nous amène au bout de l’île, avant que la mer remonte et découpe Uksnøya en petits ilots séparés par quelques bras d’eau. Avant de commencer la marche, Daniel s’équipe d’un talkie-walkie pour suivre en temps réel l’avancée de chacune des équipes… Et des moutons ! C’est dans un calme absolu et sous le soleil que nous avons ainsi traversé l’île, tantôt les pieds dans la bruyère, tantôt les pieds dans l’eau, à la recherche des moutons sauvages. En fin de parcours, nous retrouvons les autres équipes. La mission s’intensifie. Les moutons sont à l’entrée de la bergerie, mais le plan ne se passe pas tout à fait comme prévu. Le troupeau s’échappe par une faille dans la barrière humaine et rejoint la plage. Sous les ordres avisés de Daniel, on rétablit de nouvelles lignes pour remonter les moutons jusqu’au couloir qui les mène à la bergerie. Nouveau mouvement du troupeau. Les lignes tiennent. La colonie laineuse s’engouffre dans le couloir. La barrière est fermée. Mission accomplie !


Les équipes soulagées se répartissent les nouvelles tâches pour le tri et le transport des agneaux. Une file indienne de moutons tenus en laisse se construit en amont du poste de pesée. Chacun attend plus ou moins patiemment son tour. Brebis et agneaux séparés, les derniers embarqueront pour Fjørtofta. La mission la plus délicate, où chaque agneau devra trouver sa place à bord, sans passer par-dessus bord ! Une fois sur Fjørtofta, les agneaux passeront deux semaines dans l’herbe verte avant leur départ pour l’abattoir.


Photos de gauche à droite. 1. Agneaux en file indienne en attendant la pesée. 2. Belinda et Jane notent les poids des agneaux. 3. Discussion autour des agneaux et sélection des futurs reproducteurs. 4 et 5. Transport des agneaux vers le bateau. 6 et 7. Départ pour Fjørtofta


Daniel et sa famille vendent eux-mêmes la viande de leurs agneaux. Si la taille et la conformation des petits moutons Villsau est adaptée à l’île d’Uksnøya, elle n’est pas adaptée au classement des carcasses par les abattoirs, qui tiennent compte du développement musculaire et de la teneur en gras. La morphologie des Villsau est bien éloignée de celle des agneaux issus de races à viande comme la Norsk Kvit Sau, dont on vous parlait précédemment ! Parmi les caractéristiques de sa viande, le Villsau se distingue par un stockage important de gras, qui détériore le classement des carcasses dans les abattoirs. La commercialisation de la viande s’est donc naturellement développée hors-circuit de distribution et a trouvé sa clientèle auprès des fins connaisseurs locaux. La peau des moutons Villsau est également tannée et vendue localement. Compte-tenu de la diversité de couleur chez les Villsau, chaque peau est unique ! Daniel, son frère et sa sœur ne vivent pas de l’activité d’élevage sur Uksnøya (en Norvège, on ne vit pas du métier de berger). Pour eux, l’élevage de leurs petits moutons sauvages s’apparente à un loisir, qu’ils maintiennent à côté de leur travail sur le continent. Les parents de Daniel, eux, vivent à Fjørtofta. Ils veillent à la surveillance du troupeau toute l’année : si l’hiver est rude et que les ressources disponibles sur l’île viennent à manquer, les moutons reçoivent un peu de foin dans la bergerie. L’été, la ferme se transforme en maison de vacances pour la famille. Cette organisation est possible grâce au faible entretien que nécessite le troupeau, capable de vivre toute l’année sur l’île sans l’aide de l’Homme.


Le sanking s’achève. La grand-mère de Daniel, Turid, était préposée à la cuisine en cette journée de rassemblement. Dans la maison la plus ancienne de l’île (construite vers 1530), une table est dressée avec tout ce qu’il faut pour s’approvisionner en énergie durant toute la journée : café, pain, beurre, fromage, charcuterie… Turid a veillé à ce que « les Français mangent bien ». Il faut dire que les Norvégiens mangent tout le temps ! Par la fenêtre de la vieille maison, on peut apercevoir les brebis fraîchement triées.



Une fois les agneaux sortis du troupeau et transportés sur l’île, on ouvre la porte aux brebis. Tout le monde est prêt pour prendre des photos sous tous les angles. Certains membres sont même montés sur le toit pour surplomber l’action ! Lorsque la porte s’ouvre, les brebis se dirigent au galop vers la sortie dans un festival de bonds, plus hauts les uns que les autres ! Ça valait le coup de sortir l’appareil photo. Une fois n’est pas coutume, la journée se termine autour d’un bon repas que l’on déguste au soleil. L’occasion d’échanger les uns avec les autres.



Ce week-end, on a vécu en immersion totale dans ce rassemblement de grande ampleur. Entre la mise en place, la réalisation et l’après, le sanking des moutons sur l’île s’apparente à un véritable évènement familial, comme un mariage, ou un baptême. En tout cas, c’est ainsi qu’on l’a perçu, à quelques différences : les invités ne viennent pas en costume ou en robe, mais en tenue chaude et pratique ! Pour le reste, la convivialité était de mise et la nostalgie nous a gagné à la fin du week-end. On a été complètement intégrés dans la famille de Daniel et on s’est senti 100% Norvégiens pendant quelques jours, bien qu’on ait essentiellement parlé en anglais. On n’est pas partis les mains vides, puisqu’on a emmené de la viande de mouton, du crabe pêché le lundi matin avec Kjartan et Daniel et une magnifique peau de Villsau : tous généreusement offerts par Daniel et sa famille !


A eux : on ne vous oubliera jamais !



L’instant Norvégien


- Fisher-farmers

Traditionnellement, les familles qui habitaient les îles de la côte Ouest de la Norvège pratiquaient une double activité : la pêche et l’agriculture. L’homme partait de longs mois au large de la côte Nord pour pêcher, tandis que la femme s’occupait du bétail et de la confection du beurre et du fromage. L’homme revenait pour la fauche des foins au printemps. A ce moment, il retrouvait l’intimité de sa famille et de sa maison. C’était l’occasion d’engendrer une nouvelle génération (on vous passe les détails) avant de reprendre la mer ! La double activité de pêche et d’agriculture perdure, bien que désormais, les familles aient pour la plupart investi le continent ou les îles qui y sont reliées par un trafic maritime, comme Fjørtofta. Cette double activité est ici l’assurance de ne jamais manquer de denrées : lorsque la pêche apporte peu, les produits de la terre prennent le relais, et vice versa. Dans la famille de Daniel, Kjartan, son père, est la première génération pour laquelle l’homme ne part plus pêcher de longs mois. Aujourd'hui à la retraite, son activité était concentrée autour de Fjørtofta, où il ramassait les algues en mer avec un bateau dédié.


- Apprivoiser les agneaux

A l’issue du sanking, une dizaine d’agnelles de renouvellement sont restées à la bergerie. Elles intégreront le troupeau de brebis le lundi mais avant de regagner leur liberté, on les apprivoise ! Quelques heures sont dédiées au câlinage des agnelles et à l’apprentissage de l’aliment solide. Bien que les moutons ne reçoivent pas réellement d’aliment sur l’île, la connaissance du goût des granulés et du bruit du seau servira à garder un contact avec le troupeau pour la surveillance, les pesées et le tri. Les agnelles rejoindront le troupeau après avoir toutes consommé un peu d’aliment. Historiquement, le troupeau était sauvage, ce qui rendait les manipulations extrêmement difficiles. Depuis plusieurs années, Daniel et sa famille s’efforcent d’apprivoiser les nouvelles générations de brebis afin de simplifier le travail à l’avenir. Une méthode qui porte ses fruits, puisque chaque année le troupeau se fait plus docile.


- Prédation et dispersion

Sur l’île, pas de loup, pas d’ours, pas de glouton… Mais un seul prédateur pour les agneaux : le corbeau. La période des agnelages a lieu vers le mois d’avril, une période qui n’est pas choisie au hasard : c’est le moment privilégié pour limiter la prédation sur les agneaux. En effet, les agnelages se déroulent en même temps que la ponte chez les oies cendrées, qui établissent leurs nids sur l'île et qui redoutent le même prédateur. Tandis que le corbeau se nourrit des œufs des oies, il laisse en paix les agneaux nouveau-nés.


- Brûle la bruyère

Sur l’île de Uksnøya, des feux sont régulièrement allumés pour brûler la bruyère ancienne. Une pratique historique, qui permet le renouvellement de la bruyère et le développement de pousses plus tendres pour alimenter les moutons. La bruyère s’est adaptée à cette pratique, si bien que la fumée stimule la maturation des graines.


- Repas Norvégiens

En Norvège, on consomme quatre repas par jour ! Le petit-déjeuner, appelé Frokost, est constitué de denrées sucrées et salées. Le Matpakke, qui s’apparente au déjeuner français, est servi vers 11 heures ! On y mange des tartines de toutes sortes, accompagnées de fromage ou de charcuterie. A partir de 16 heures, c’est l’heure du Middag, le repas chaud de la journée composé de viande et bien souvent de pommes de terre ! La journée se termine par une collation vers 22h, le Kveldsmat.


- Vieilles vagues

Entre la tempête et le beau temps, les vagues ne s’apaisent pas instantanément. Au lendemain de la tempête, même si le vent s’est dissipé, de grandes vagues s’écrasent encore sur les rochers au large. Ces vagues rémanentes après les tempêtes, les Norvégiens d’ici les appellent « vieilles vagues ».




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