David et ses parents habitent le village de Poniky, un petit village en région montagneuse au centre de la Slovaquie. Sur les hauteurs du village, les 600 moutons Pôvodná Valaška qui composent leur troupeau paissent du matin au soir sur les vastes prairies à 550 mètres d’altitude. Ce grand troupeau n’a pas pour vocation de produire du lait, ni de la viande. C’est un troupeau de cœur, de loisir, mais surtout un vestige des traditions de la famille auquel on tient beaucoup. Les grands-parents de David élevaient ces mêmes moutons il y a plusieurs décennies. Dans la maison de David, des photos anciennes relatent l’époque où l’on trayait les brebis à la main au champ. Le mouton Pôvodná Valaška, amené dans les montagnes Slovaques par la colonisation Valaque au 13ème et 14ème siècles, représente aujourd'hui une faible proportion des effectifs d'ovins dans le pays (on dénombre quelques 1500 individus au total dans toute la Slovaquie). Aujourd’hui, David et ses parents possèdent le plus grand troupeau de Pôvodná Valaška, un mouton polyvalent (lait, viande et laine) adapté aux terrains accidentés de montagne et aux intempéries. David termine actuellement ses études pour s'installer dans la ferme familiale, où il constitue un troupeau de vaches pour la production de lait.
Photos. Troupeau de Pôvodná Valaška de David et ses parents
En cet après-midi de Novembre, les petites montagnes qui entourent le village, tantôt couvertes d’herbe, tantôt de forêt, sont baignées de lumière dans une ambiance paisible. Pourtant, ce paysage digne d’une carte postale héberge une guerre sans merci entre la famille de bergers et son principal concurrent : le loup.
Photo. Paysages vallonnés autour de la ferme
La relation entre le berger et le loup est un sujet sensible, au-delà des frontières Slovaques. Sans aller aussi loin, il suffit d’échanger avec les bergers de nos Pyrénées pour savoir que la cohabitation des deux entités peut être hautement conflictuelle, en particulier lorsqu’elle est imposée. On se rappelle les propos de Sébastien Astabie, éleveur de brebis Manech tête noire en Pays-Basque : « On n’est pas prêts [à vivre avec le loup] ». En effet, si nos sociétés modernes d’Europe semblent divisées entre pro- et anti-loups, le sujet est loin d’être aussi binaire. La cohabitation entre l’humain et le loup est avant tout une histoire d’équilibre et le moindre changement dans cet équilibre peut avoir des conséquences dramatiques pour l’une ou pour l’autre des deux entités.
Dans certains pays, cette cohabitation est installée depuis la nuit des temps. En Serbie, en Macédoine du Nord, en Lettonie, le loup et l’éleveur s’inscrivent dans un écosystème où chacun trouve sa place. On établit des charniers pour nourrir la faune sauvage à l’écart des moutons, on élève des chiens de protection avec le troupeau, on chasse le loup lorsqu’il empiète sur le territoire des bergers. Quelles que soient les méthodes utilisées, la cohabitation s’installe par le biais d’un rapport de forces entre l’éleveur et le loup qui assure un respect mutuel et un équilibre. Quel que soit l’avis que l’on porte sur la protection du loup en Europe, la mise en place de politiques spécifiques sur le sujet rompent l’équilibre installé. Par exemple, interdire la chasse au loup signifie pour le berger devoir trouver de nouveaux moyens pour défendre son troupeau, qu’il ne connait pas, ou ne sait utiliser. Alors s’ensuit une phase d’adaptation cruciale pour pérenniser la cohabitation des espèces : une phase trop souvent délaissée par les politiques lorsque sont établies de nouvelles règles pour protéger le loup. Sans adaptation, pas de cohabitation. Sans cohabitation, l’une des espèces poussera l’autre vers la porte de sortie.
Photo. Pour protéger le troupeau, David et sa famille ont investi dans des chiens de protection.
L’histoire de David est la parfaite illustration de l’équilibre complexe et fragile qui régit des relations entre l’éleveur et le carnivore sauvage. Depuis 2018, le troupeau de David essuie des attaques régulières et croissantes de loups. D’abord, ce sont quelques dizaines de bêtes tuées. Les failles sont multiples et le jeu favorable au loup : le territoire boisé et vallonné offre de nombreuses opportunités pour diriger le troupeau « dans sa gueule », loin de la surveillance du berger. En plus, aucun chien ne protège le troupeau ! Une aubaine pour le carnivore, qui comprend vite qu’il est plus aisé de se servir en moutons plutôt qu’en proies sauvages dans la forêt. D’année en année, le loup se montre plus efficace pour se nourrir dans le troupeau et privilégie celui-ci pour constituer son repas. Les attaques augmentent et la population de loups s’installe durablement autour de l’élevage. L’investissement dans des chiens de protection n’y change rien. « Ils sont là de jour comme de nuit ! Ils attendent en lisière de forêt qu’il n’y ait plus personne pour attaquer ! ». En effet, depuis la lisière du bois, c’est une vue panoramique sur le troupeau et les alentours qui s’offre au loup. Une année plus tard, la première génération de loups aguerris à l’attaque du troupeau conçoit la relève. De jeunes louveteaux voient le jour et font leurs dents sur les agneaux de David. Aujourd’hui, le troupeau de moutons subit les attaques de la nouvelle génération de loups : ceux qui ont appris à se nourrir exclusivement du mouton, qui est devenu une proie facile sur le territoire. Désormais, c’est plus d’un tiers de son troupeau que David voit disparaître dans l’année, soit 250 bêtes. D’un rire jaune, lorsqu’on lui demande la longévité de ses bêtes, il répond : « Jusqu’à ce que le loup les prenne ». Un comble pour un élevage voué à la conservation de la race et non à la production.
Photo. Le troupeau de David subit les attaques répétées des loups. Lors de notre visite, sept agneaux étaient rescapés de la dernière attaque, deux jours auparavant.
L’histoire de David, c’est l’histoire d’une combinaison perdante qui s’est installée en trois années, pas une de plus. En Slovaquie, alors que la chasse était le principal outil pour préserver un équilibre entre le berger et le loup, des quotas de chasse de plus en plus restrictifs ont été instaurés. Finalement, un quota zéro a été décrété cette année. En effet, le 22 avril 2021, le loup est entré dans la liste des animaux protégés. A compter de cette date, il est interdit de blesser, de tuer ou d’intercepter le loup en Slovaquie. Alors que la mesure en faveur du loup prend effet, les moyens donnés aux éleveurs pour s’adapter sont inexistants ou inefficaces et les dédommagements financiers insuffisants. Les bergers voient leurs bêtes disparaître sous leurs yeux, impuissants, car la problématique financière freine leur capacité d’adaptation. Chez David, si aucune solution n’émerge pour sauvegarder son troupeau, il cessera d'élever des moutons. Le plus grand troupeau de la plus ancienne race ovine de Slovaquie disparaîtra. Une disparition non sans conséquences pour l’écosystème qui gravite autour, puisque David et ses parents détiennent la seule exploitation ovine dans un rayon de trente kilomètres. Alors, lorsque le troupeau aura disparu, qu’adviendra-t-il de la communauté de loups qui, aujourd’hui, ne sait se nourrir que de moutons ?
Le saviez-vous ?
- Valoriser l'agriculture traditionnelle
David est membre de Slow Food Tatry, dont les missions visent à protéger et valoriser les activités agricoles traditionnelles dans les zones rurales et montagneuses de Slovaquie. Le réseau Slow Food Tatry, né en 2012, a permis l'obtention d'une reconnaissance pour le fromage Bryndza 1787, un fromage au lait de brebis traditionnel préparé dans les Carpates Slovaques. La protection des savoir-faire Slovaques aident également à préserver les races anciennes comme le Cigája et le Valaška, élevés pour la fabrication du fromage. A l'avenir, Slow Food Tatry et les producteurs membres du mouvement comme David souhaitent faire reconnaître la viande issue du Pôvodná Valaška pour maintenir la race sur le territoire et soutenir les petits producteurs. Un grand merci à Ladislav Raček pour nous avoir conduit sur la route de David et fait découvrir une part de l'élevage traditionnel Slovaque. Pour plus d'informations : http://www.slowfoodtatry.sk/
- La situation du loup en France
Alors que le loup était installé historiquement sur tout le territoire français, la pression de chasse et la déforestation qui s'opèrent aux 19 et 20ème siècles, notamment pour protéger les troupeaux des éleveurs, conduisent à l'éradication de l'espèce en France en 1937. Cinquante ans plus tard, une population de loups persiste dans la région des Abruzzes en Italie. En France, le reboisement et conjointement, le retour d'une faune sauvage abondante rendent le territoire de nouveau favorable à l'installation du loup. Ce dernier revient naturellement peupler le massif Alpin et un premier couple de loups est observé en 1992 dans le Parc National du Mercantour. Aujourd'hui en France, le loup est considéré comme une espèce protégée et l'atteinte à l'espèce lourdement sanctionnée. Il existe toutefois des dérogations permettant l'abattage d'un nombre limité d'individus pour prévenir les "foyers d'attaques", lorsque le nombre et la répétition des attaques entraîne des dommages importants pour les éleveurs.
Carte. Evolution des populations de loups en France depuis 1992. Source Loupfrance.fr
Carte. Présence du loup en Europe. On dénombre au total 9 populations distinctes de loups réparties du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest sur le territoire Européen. Source: Large carnivore initiative for Europe
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